Un vieux débat a resurgi depuis les dernières élections législatives : faut-il conserver ou abolir le Sénat ? D’un côté, les « abolitionnistes » tirent argument des coûts générés par une assemblée au rôle politique dérisoire pour en réclamer la disparition. De l’autre côté, les partisans du maintien du Sénat invoquent le fait que tout État fédéral dispose d’un parlement bicaméral, dont une assemblée représente les collectivités fédérées et contribue ainsi la protection des minorités. Ces deux visions sont caricaturales. L’avenir des institutions fédérales, dont le Sénat fait partie, mérite une réponse plus nuancée.

Fédéralisme et bicaméralisme

Un premier constat s’impose : tous les États fédéraux connus disposent d’un parlement bicaméral. Dans la plupart des cas, une assemblée représente la nation dans son ensemble, alors que l’autre représente les collectivités fédérées. Contrairement à certaines idées reçues, cette représentation n’est pas forcément égalitaire. C’est certes le cas aux États-Unis (où chaque État dispose de deux sièges au Sénat) et en Suisse (où chaque canton est représenté par deux membres du Conseil des États). Ce n’est en revanche pas le cas en Allemagne, où chaque Land ne dispose pas du même nombre de sièges au Bundesrat. Toujours est-il que la représentation des entités fédérées en tant que telles au sein des assemblées législatives fédérales contribue à la protection des minorités, en garantissant une représentation minimale aux plus petites d’entre elles. En théorie, c’est le rôle que pourrait jouer le Sénat en Belgique.

La protection des minorités en Belgique

Le fédéralisme belge a cependant ceci de particulier que la protection des minorités est assurée par de nombreux autres mécanismes que la composition du Sénat. La minorité francophone au niveau fédéral est protégée par l’exigence de parité linguistique du Conseil des ministres, la procédure de la « sonnette d’alarme » en vigueur à la Chambre des représentants et l’exigence de double majorité pour l’adoption des lois spéciales. La protection de la minorité néerlandophone de Bruxelles est garantie par une (sur)représentation fixe au Parlement bruxellois ainsi que par la parité linguistique du Gouvernement bruxellois. Finalement, seule la minorité germanophone doit sa protection – au demeurant toute symbolique – à la présence garantie d’un représentant au Sénat, ce dont elle ne dispose pas à la Chambre des représentants. Avec ou sans Sénat, la minorité francophone dispose déjà de mécanismes de protection importants, tout comme la minorité néerlandophone de Bruxelles.

Un Sénat castré

Si le Sénat issu de la réforme de l’État de 1993 ne suscitait déjà guère d’enthousiasme, celui dessiné par la réforme de 2014 est encore moins convaincant. Entre abolition complète et revivification intelligente, les auteurs ont choisi la castration de l’institution. Le Sénat avait déjà perdu ses fonctions budgétaire et de contrôle politique du gouvernement en 1995 ; depuis 2014, il est aussi dépouillé de l’essentiel de ses compétences législatives. Seules la révision de la Constitution et l’adoption des lois spéciales requièrent encore son intervention : l’essentiel de la législation fédérale est désormais adoptée par la seule Chambre des représentants. Quant à la nouvelle compétence de rédiger des rapports d’information sur les matières transversales, reconnaissons que son poids politique est quasiment nul.

La composition de l’assemblée laisse également à désirer. Outre les membres élus par les parlements de communautés et de régions, on trouve encore des sénateurs cooptés. La présence de ces sénateurs cooptés ne se justifie en rien au regard du rôle que l’on prétend attribuer au Sénat comme assemblée représentative des entités fédérées. La composition du groupe linguistique français est d’une complexité inouïe, qui ne se justifie pas au regard du peu de compétences encore exercées par l’assemblée.

Un Sénat cher ?

Au regard du rôle politique dévolu au Sénat depuis 2014, il n’est pas surprenant que, sous prétexte d’économies, d’aucuns en prônent l’abolition complète. Or, la dotation actuelle du Sénat s’élève actuellement à 45 millions d’euros. Une grande partie de cette somme sert à couvrir les frais de personnel et d’entretien du bâtiment, frais qui devront toujours être assumés par les deniers publics, même après la disparition de l’institution. En termes financiers, l’abolition du Sénat reviendrait donc surtout à transférer la majeure partie de sa dotation à celle de la Chambre des représentants, qui devra toujours assumer le bâtiment commun et les membres du personnel qui lui seront sans doute transférés. Les économies réalisées seraient surtout symboliques. Rappelons, à titre de comparaison, que les dotations des partis politiques s’élèvent quant à elles à plus de 75 millions d’euros, dont – entre publicités sur les réseaux sociaux et investissements immobiliers – l’utilisation peut aussi susciter de sérieuses réserves.

Abolir ou réformer intelligemment ?

Le statut actuel du Sénat n’est pas satisfaisant et, dans le contexte belge, il ne contribue que peu à la protection des minorités. Cela signifie-t-il qu’une assemblée des entités fédérées n’ait pas de plus-value dans notre système institutionnel ? L’abolition comme le retour au bicaméralisme intégral sont deux solutions de facilité intellectuelle. Une troisième voie est possible : celle d’une réforme intelligente, adaptant la composition et les compétences du Sénat aux besoins réels de notre système fédéral.

Il convient d’abord de supprimer les sénateurs cooptés (les seuls dont les indemnités parlementaires sont payées par le Sénat), qui n’ont guère de sens dans une assemblée destinée à représenter les entités fédérées.

Ensuite, il faut attribuer au Sénat des compétences qui contribuent à une meilleure efficacité des institutions. Par exemple, à l’instar du Bundesrat allemand, le Sénat doit recevoir la compétence de donner l’assentiment aux traités internationaux mixtes (ceux qui concernent à la fois les compétences fédérales et celles des entités fédérées). Actuellement, ces traités doivent recevoir l’assentiment de tous les parlements que compte notre pays (y compris les commissions communautaires commune et française!) et doivent donc être débattus par chacun d’eux. Rien n’est moins efficace que cette procédure qui retarde inutilement la ratification par la Belgique de traités importants et confère à chaque entité fédérée un droit de véto disproportionné. Qui a oublié l’affaire du CETA, dans laquelle le seul Parlement wallon était en mesure de bloquer tout le processus de ratification belge, mais aussi européen ? Ou de la Convention-Cadre sur les minorités nationales, signée par la Belgique en 2001 et toujours pas ratifiée depuis lors ? Un seul assentiment donné en leur nom à toutes par un Sénat représentant l’ensemble des entités fédérées serait beaucoup plus efficace, tout en préservant les intérêts légitimes des communautés et des régions.

Enfin, il serait opportun de réformer profondément le rôle du Sénat dans la procédure en concertation pour conflit d’intérêts. La saga des propositions de loi relatives à la scission de la circonscription électorale de Bruxelles-Hal-Vilvorde a montré à quel point une assemblée politique n’est pas l’instance adéquate pour rendre un avis impartial en cette matière. Soit le Sénat doit recevoir la compétence de trancher le conflit et dans ce cas, il faut veiller à préserver les intérêts de l’autorité fédérale en son sein. Cela pourrait se faire en remplaçant les sénateurs cooptés par des sénateurs élus au sein d’une circonscription fédérale (ce qui n’exclut pas de créer une circonscription fédérale pour la Chambre des représentants, comme B Plus le propose depuis longtemps). Soit le Sénat ne doit plus intervenir du tout dans la procédure.

Entre une abolition qui ne représentait que des économies de bouts de chandelle et le statu quo, la Belgique mérite un Sénat qui contribue réellement à l’efficacité du système institutionnel.