Le fédéralisme belge se caractérise par une absence de hiérarchie entre les législations fédérales – les lois – et les législations régionales et communautaires – les décrets et les ordonnances. À première vue, ce principe garantit la pleine autonomie de chaque niveau de pouvoir dans les compétences qui sont les siennes. À y regarder de plus près, cependant, cette absence de hiérarchie entre les règles fédérales, d'une part, et régionales et communautaires, d'autre part, impose une répartition particulièrement rigide des compétences, qui est non seulement source de conflits, mais nuit également au bon exercice de leurs compétences par les différents niveaux de pouvoir.

ÉquipPolence des normes et exclusivité des compétences

Notre système fédéral repose sur deux principes de base. Le principe d'équipolence de normes veut que les normes juridiques émanant des Régions, des Communautés et de l'autorité fédérale soient sur pied d'égalité les unes par rapport aux autres. Le principe d'exclusivité des compétence veut quant à lui que les domaines de compétence des différents législateurs soient hermétiquement clos. Si un législateur est compétent pour régler une matière donnée, aucun autre ne peut l'être.

Le principe d'exclusivité des compétences repose cependant sur une fiction : celle selon laquelle les domaines de l'action politique seraient hermétiquement cloisonnés et se laisseraient classer dans les catégories juridiques établies par le législateur. La réalité démontre cependant tous les jours le contraire : développer une action politique efficace exige souvent d'agir de manière cohérente dans des compétences formellement attribuées à des niveaux de pouvoir différents.

Rigidité

La rigidité du système des compétences exclusives présente plusieurs inconvénients.

Premièrement, elle crée un problème de lisibilité de la loi. L'attribution aux différents niveaux de pouvoir de compétences exclusives impose de préciser l'étendue de celles-ci jusque dans les moindres détails. La liste des compétences des Régions et Communautés est ainsi une longue énumération de principes et de multiples exceptions et sous-exceptions. Seuls des spécialistes pointus peuvent encore se retrouver dans la répartition des compétences de certains domaines cruciaux tels que les soins de santé.

Deuxièmement, dans presque tous les domaines de l'action publique, ce morcellement des compétences impose aux différents niveaux de pouvoirs de conclure d'innombrables accords de coopération entre eux afin de déployer des politiques cohérentes. Or, la conclusion de ces accords de coopération est longue et fastidieuse ; elle nécessite un temps et de l'énergie qui seraient bien plus judicieusement dépensés ailleurs.

Troisièmement, tout conflit entre deux normes juridiques émanant de niveaux de pouvoir différents suppose que l'une des deux autorités ait excédé ses compétences, et doit entraîner l'annulation pure et simple de la norme concernée par la Cour constitutionnelle. Or, cette mesure est souvent excessive par rapport à l'enjeu du litige.

Quatrièmement, la perspective d'attribuer aux entités fédérées telle ou telle compétence nouvelle génère d'autant plus de tension politique que les acteurs savent qu'il s'agit de nouvelles compétences exclusives, dans lesquelles l'autorité fédérale perdra toute autorité. C'est précisément cette tension politique qui est la source des nombreuses exceptions dont est assorti tout transfert de compétences et, parfois l'impossibilité de toute avancée en la matière.

Compétences concurrentes et hiérarchie des normes

Il est parfaitement possible, dans un État fédéral, d'opter pour une forme moins rigide de partage des compétences. Des États voisins comme l'Allemagne et la Suisse pourraient nous inspirer utilement à cet égard. De larges domaines de l'action politique y sont considérés comme des compétences concurrentes de l'autorité fédérale et des entités fédérées. Cela signifie que les entités fédérées sont libres de légiférer dans ces matières dans la mesure où l'autorité fédérale ne le fait pas.  Dans ces matières, en cas de conflit entre une norme fédérale et une norme régionale, c'est la norme fédérale qui prime, sans qu'il soit nécessaire d'annuler la norme régionale. Cette norme reste en vigueur pour tous les cas où elle n'est pas en conflit avec la loi fédérale. Si la norme fédérale contraire est modifiée ou abrogée, elle retrouve toute sa force, sans qu'il soit nécessaire de refaire tout un processus législatif pour cela.

Introduire en droit belge la notion de compétences concurrentes assorties d'un principe de primauté du droit fédéral ne permettrait pas seulement plus de souplesse dans la cohabitation des différentes législations (fédérale, régionales et communautaires) dont notre pays est riche. Cela permettrait également d'attribuer avec moins de tensions certaines compétences nouvelles aux Régions et aux Communautés, puisque l'autorité fédérale garderait dans ces matières le droit de fixer un cadre commun à tous les Belges. Il est par exemple plus aisé d'accorder aux régions une autonomie fiscale si l'autorité fédérale garde la compétence de fixer un cadre commun évitant une trop grande concurrence entre elles. Il est moins difficile de rendre les Régions compétentes pour certains aspects du droit du travail si l'on préserve en même temps le droit pour l'autorité fédérale de fixer les conditions minimales à respecter pour chacune, afin d'éviter le dumping social. Le fait de réserver la compétence des chemins de fer à l'autorité fédérale ne devrait pas forcément interdire aux Régions de financer des lignes supplémentaires là où le besoin s'en fait sentir.

Autonomie et cohérence

L'introduction en Belgique d'un espace de compétences concurrentes assorti d'une hiérarchie des normes n'est pas un moyen détourné d'en revenir à la « Belgique de Papa » : il s'agit au contraire d'un moyen visant à rendre notre fédéralisme plus sain et plus équilibré. Une telle hiérarchie des normes doit avant tout permettre à l'autorité fédérale d'exercer son rôle de coordination et d'assurer à tous les Belges des standards communs, indépendamment de la Région dans laquelle ils vivent. Indirectement, elle devrait cependant aussi permettre aux entités fédérées d'exercer mieux leur autonomie. Même si l'objectif n'est pas de favoriser de nouveaux transferts de compétences vers les Communautés et les Régions, il y a fort à parier que les débats relatifs à ceux-ci seraient plus sereins  avec la garantie offerte par la hiérarchie des normes. Enfin, elle permettrait aussi de diminuer le nombre d'annulation pour conflits de compétence et le nombre d'accords de coopération.

Quel fédéraliste honnête pourrait y avoir à redire ?