L'absence de hiérarchie entre les normes fédérales et fédérées est une anomalie du fédéralisme belge. Un problème réside dans le principe des compétences
exclusives : si un niveau de pouvoir est compétent, un autre ne peut pas l'être. Ceci est inapplicable en pratique, où il existe souvent des compétences qui se chevauchent. B Plus plaide donc pour l'introduction d'une hiérarchie des normes, dans le but d'une collaboration plus harmonieuse au sein de la fédération belge.
Introduction
Le fédéralisme est un mode d'organisation de l'État qui repose notamment sur le principe d'égalité des collectivités fédérées entre elles et de la fédération vis-à-vis des collectivités fédérées. Tant les collectivités fédérées que la fédération sont autonomes dans la manière dont elles exercent leurs compétences respectives. Les normes de droit adoptés par les premières ne sont en principe pas hiérarchiquement inférieures à celles adoptées par la seconde.
La Belgique connaît cependant une conception particulièrement rigide de ce principe d'égalité : chaque collectivité publique (État, communautés, régions) agirait dans une sphère de compétences hermétiquement séparée de celle des autres. Dans un une telle conception, tout chevauchement entre champ d'application des normes fédérales et fédérées est théoriquement exclu. Si un tel chevauchement se produit, c'est nécessairement que l'une des deux autorités à excédé ses compétences pour empiéter sur celles de l'autre. La seule solution à un tel conflit est l'annulation de la norme ayant dépassé la compétence de son auteur.
D'autres États fédéraux connaissent cependant une manière plus souple d'aborder le principe d'égalité entre collectivités fédérées et fédérale. Ils admettent qu'un chevauchement des sphères de compétences est inévitable et reconnaissent que dans un tel cas, la cohésion de l'État nécessite que le droit fédéral reçoive la priorité. Il est dès lors pertinent d'examiner dans quelle mesure une telle approche des rapports entre collectivités fédérale et fédérées pourrait être utile au développement plus harmonieux du fédéralisme belge.
Les rapports entre fédéralisme en général et hiérarchie des normes sont examinés dans une première partie. Une deuxième partie est consacrée au principe de primauté du droit fédéral en vigueur dans certains États étrangers. Enfin, les arguments en faveur de l'introduction d'un tel principe en Belgique font l'objet d'une troisième partie.
Première partie: Fédéralisme et Hiérarchie des normes
La notion de hiérarchie des normes prend dans un État fédéral des caractéristiques différentes, plus complexes, que dans un État unitaire. Les notions d'État unitaires et d'État fédéral sont rappelées d'abord (I et II), avant celle de hiérarchie des normes (III). La hiérarchie des normes en vigueur en Belgique est examinée plus en détails ensuite (IV).
Chapitre premier : l’État unitaire décentralisé
L'État unitaire est classiquement défini comme celui dans lequel les pouvoirs législatif et exécutif sont uniques pour l'ensemble du territoire. Cette unicité ne doit cependant pas être considérée comme absolue. Dès que la superficie du territoire l'impose, une partie des prérogatives de l'État est confiée à des autorités publiques régionales ou locales disposant de plus ou moins de compétences et de plus ou moins d'autonomie dans l'exercice de celles-ci. En pratique, seuls des micro-États peuvent se permettre d'être absolument unitaires et de ne connaître aucune décentralisation (Monaco ou Saint-Marin, par exemple).[1]
La décentralisation territoriale consiste à confier à des collectivité politiques régionales ou locales un certain nombre de compétences de nature règlementaire qu'elles exercent au moyen d'une personnalité juridique et d'organes politiques propres.[2] Ces collectivités disposent d'une autonomie de décision dans le cadre des compétences que la loi nationale leur confie et ne sont compétentes que pour une partie du territoire national. En fonction de l'ampleur des matières confiées aux autorités locales, l'État sera dit plus ou moins décentralisé. En général, les autorités politiques décentralisées sont non seulement tenues de se conformer à la loi nationale, mais également à l'intérêt général, dont le respect est assuré par l'autorité centrale. Par le biais de ce critère de l'intérêt général, les autorités nationales n'agissent pas seulement en contrôle de légalité des décisions prises par les autorités décentralisées : elles disposent également d'un pouvoir d'appréciation de l'opportunité politique de celles-ci.[3]
En Belgique, les provinces et les communes sont les collectivités publiques qui relèvent du modèle de la décentralisation. La Constitution leur confère toutes les matières d'intérêt provincial ou local, laissant au législateur le soin de définir plus en détail quelles sont ces matières.[4] C'est donc au législateur (fédéral, régional ou communautaire, voir infra) qu'il appartient d'estimer ce qui relève de l'intérêt provincial ou local, ainsi que ce qui dépasse de ce cadre et doit dès lors être réglé au niveau régional, communautaire ou fédéral. Les provinces et les communes n'adoptent pas de normes législatives, mais des règlements soumis à la loi et, le cas échéant, à un contrôle juridictionnel.[5] Elles sont soumises à un contrôle de tutelle. Il s'agit d'un contrôle de type administratif permettant à l'autorité centrale de suspendre ou d'annuler une décision illégale ou blessant l'intérêt général émanant des autorités provinciales ou locales. Cette tutelle est généralement exercée par le gouverneur de la province pour le compte du gouvernement régional, parfois pour le compte du gouvernement de la communauté ou de l'autorité fédérale, selon la matière dans laquelle a agi la province ou la commune concernée.
Chapitre II : L'État fédéral
L'État fédéral se distingue de l'État unitaire décentralisé par sa nature, et non seulement par le degré d'autonomie qui est reconnu à ses composantes. Les États se présentant comme fédéraux peuvent présenter des différences notables entre eux. La doctrine s'accorde cependant à considérer que le fédéralisme est une forme d'organisation de l'État répondant à un nombre limité de principes qui peuvent être concrétisés de manière très variée selon les États concernés.
Premièrement, le fédéralisme suppose l'autonomie des différentes collectivités publiques : le fédéralisme est intrinsèquement opposé à la volonté d'uniformisation qui peut être celle d'un État unitaire, même décentralisé. À l'instar des collectivités décentralisées, les collectivités fédérées disposent donc de la personnalité juridique, d'institutions politiques et de compétences propres. La répartition des compétences entre la fédération et ses composantes n'est cependant en principe pas inscrite dans une loi modifiable unilatéralement par la première, mais dans la constitution fédérale dont la modification répond à des exigences plus strictes. En Belgique, les grands principes de la répartition des compétences sont inscrits dans la Constitution, les détails étant contenus dans des lois dites « spéciales », dont la modification est soumise à des conditions particulières de majorité : deux tiers des suffrages de la Chambre des représentants et du Sénat et la majorité simple dans chaque groupe linguistique.[6]
Deuxièmement, le fédéralisme repose sur le principe d'égalité entre les collectivités publiques. Cette égalité concerne non seulement les collectivités fédérées entre elles, mais aussi la collectivité fédérale par rapport aux collectivités fédérées. Alors que la décentralisation suppose un contrôle de l'autorité décentralisée par l'autorité centrale, le fédéralisme rompt ce lien de subordination. Une autorité décentralisée ne dispose que d'un pouvoir réglementaire soumis au contrôle de l'autorité centrale ; les autorités fédérées disposent d'un pouvoir législatif propre, à l'instar de l'autorité fédérale.[7] La Constitution belge dispose expressément que les décrets « ont force de loi » dans les matières qui leur sont attribuées.[8]
Troisièmement, le fédéralisme donne un rôle aux collectivités fédérées dans le fonctionnement des institutions fédérales. Ce principe de participation est un certainement un des caractères les plus distinctifs des États fédéraux. Il peut cependant prendre des formes très variées d'un État à l'autre. Il s'agit souvent d'une assemblée parlementaire représentant les collectivités fédérées (comme aux États-Unis, en Allemagne ou en Suisse, par exemple) ou d'un rôle spécifique attribué aux collectivités fédérées dans la procédure de révision de la constitution fédérale (comme en Suisse, ou les modifications constitutionnelles doivent être approuvées au référendum par la majorité du peuple et des cantons).[9] Ce principe de participation est étroitement lié au principe d'autonomie, en ce qu'il permet aux autorités fédérées de s'opposer aux velléités hégémoniques de l'autorité fédérale. En Belgique, plusieurs mécanismes institutionnels relèvent de ce principe. C'est notamment le cas de la composition du Sénat[10] et de la double majorité requise pour la modification des lois spéciales,[11] mais aussi de la parité linguistique du Conseil des ministres[12] ou de la procédure de la « sonnette d'alarme » permettant à un groupe linguistique de bloquer la procédure législative fédérale.[13]
Chapitre III : La notion de hiérarchie des normes
Un système juridique est un ensemble de multiples normes de rangs divers. La théorie du droit a depuis longtemps formalisé cet ensemble comme une pyramide dans laquelle chaque norme doit, pour être valide, être conforme à la norme qui lui est immédiatement supérieure.[14] En règle générale, cette pyramide est constituée de trois étages : le somment de la pyramide est constitué des normes constitutionnelles, à l'étage intermédiaire se trouvent les normes légales et à la base se trouvent les normes règlementaires et administratives.[15] Au sein de celles-ci, il est encore possible de distinguer les normes de nature règlementaires (à portée générale) et les normes de nature particulière, qui sont soumises aux précédentes.
Section première : les normes constitutionnelles
Définir les normes constitutionnelles implique de distinguer la constitution au sens formel du terme de la constitution au sens matériel.
La constitution au sens formel peut être définie comme l'ensemble des normes se situant, dans un ordre juridique donné, au sommet de la pyramide des normes. Les normes constitutionnelles sont donc uniquement celles qui sont adoptées par le constituant (originaire ou dérivé[16]) selon les règles de procédure et de majorité qui lui sont propres.[17] Elle sont en principe rassemblées dans un document intitulé « constitution » ou ayant un intitulé analogue.[18]
La notion de constitution au sens matériel est plus large : elle regroupe l'ensemble des normes donnant à un ordre juridique donné ses caractéristiques les plus essentielles. Ceci comprend non seulement la constitution au sens formel, mais aussi les normes de rang législatif organisant les institutions fondamentales de l'État, les droits fondamentaux des citoyens et leurs rapports avec la puissance publique, voire certaines normes de nature réglementaire.[19]
Section 2 : Les normes législatives
Les normes législatives prennent place juste en-dessous de la Constitution dans la hiérarchie des normes. Ce sont les normes adoptées par le pouvoir législatif établi par la constitution. Leur position élevée dans la hiérarchie leur permet d'intervenir en toute matière, à l'exception de celles qui lui sont expressément soustraites par la constitution elle-même.[20]
À l'instar de la constitution, la loi peut s'entendre au sens formel ou au sens matériel. Au sens matériel, la loi est une règle générale et abstraite, visant ainsi un nombre indéterminé de situations particulières. Au sens formel, il faut entendre par « loi » toute norme établie par le pouvoir législatif, même si elle n'est pas générale et abstraite et vise au contraire un cas particulier.[21]
Section 3 : Les normes administratives
Les normes règlementaires sont celles qui sont issues du pouvoir exécutif en application des normes législatives. La catégorie des normes règlementaires est vaste : il s'agit des normes adoptées par le pouvoir exécutif central comme celles issues des collectivités décentralisées. Non seulement elles doivent être conformes aux normes législatives, mais elles doivent en général s'y référer explicitement. Afin d'éviter que le pouvoir exécutif outrepasse ses prérogatives, il doit mentionner sur quelle base légale il fonde son action. Ceci doit permettre au citoyen, destinataire de la norme, d'évaluer la compétence à agir de l'auteur du règlement. Le cas échéant, cela permet également au juge de sanctionner un dépassement de compétence.[22]
Chapitre IV: La hiérarchie des normes en Belgique
En Belgique, la hiérarchie des normes a été relativement simple jusqu'à la transformation du pays en État fédéral. Au sommet de la hiérarchie des normes trônait la Constitution. La loi devait être conforme à la Constitution, mais cette obligation n'était toutefois pas réellement contraignante : il n'existait guère de possibilité d'invoquer l'inconstitutionnalité d'une loi pour en obtenir l'annulation ou en écarter l'application. Seul le serment des parlementaires était garant de la constitutionnalité des lois. Les règlements généraux, actes du pouvoir exécutif, devaient être conformes à la loi, tout comme les règlement provinciaux et les règlements locaux. En cas d'illégalité d'un règlement, l'article 159 de la Constitution permettait au justiciable de demander au juge d'en écarter l'application. Avec la création du Conseil d'État en 1946, il était également possible d'introduire auprès de celui-ci un recours en annulation de n'importe quel acte administratif et ce même en dehors de tout litige.[23] Les réformes successives de l'État ont cependant rendu cette hiérarchie des normes plus complexes, en diversifiant les règles d'ordre législatif et réglementaire.
Section première : Aperçu des normes en vigueur
§ 1er. Les normes constitutionnelles
Au sens formel, la Constitution belge est constituée de toutes les dispositions de la Constitution du 7 février 1831 telle que coordonnée le 14 février 1994, ainsi que toutes les modifications apportées à celles-ci depuis lors. Elle comprend également les actes adoptés par le Congrès national, constituant originaire, qui n'ont pas été intégrés à la Constitution. Il s'agit de la déclaration du 18 novembre 1830 relative à l'indépendance de la Belgique et du décret du 24 novembre 1830 relatif à l'exclusion perpétuelle de la famille d'Orange-Nassau de tout pouvoir en Belgique.[24]
Au sens matériel, la constitution belge comprend un ensemble bien plus large de normes régissant l'organisation fondamentale de l'État, comme par exemple les lois spéciales définissant la répartition des compétences ou l'organisation des institutions régionales et communautaires et leur financement, ou organisant la Cour constitutionnelle (voir infra).
Dans la suite de l'exposé, la notion de constitution sera entendue dans son sens formel.
§ 2. Les normes législatives
Dans un État unitaire comme l'était la Belgique jusqu'en 1970, les normes législatives sont relativement aisées à cerner : il n'existe qu'un pouvoir législatif et les lois sont les normes adoptées par lui. Les choses sont plus complexes dans un État fédéral, dans lequel le pouvoir législatif est partagé entre l'autorité fédérale et les autorités fédérées. Selon la répartition des compétences établie par la constitution, les normes législatives sont fédérales ou fédérées, en fonction de leur objet.
En Belgique, il y a ainsi lieu de distinguer au moins quatre types de normes à valeur législative :
-
la loi, qui est la norme juridique fédérale adoptée par le pouvoir législatif fédéral (c’est-à-dire la Chambre des représentants, le Sénat et le Roi) ;
-
la loi spéciale, qui est la norme juridique fédérale réglant un certain nombre de matières déterminées par la Constitution et qui doit être adoptée par le pouvoir législatif fédéral avec une majorité spéciale, comme prévu à l’article 4, dernier alinéa, de ladite Constitution ;
-
le décret, qui est la norme juridique communautaire ou régionale adoptée par le pouvoir législatif de la communauté ou de la région (c’est-à-dire le parlement et le gouvernement de la communauté, de la commission communautaire ou de la région concernée) ;
-
le décret spécial, qui est la norme législative communautaire ou régionale réglant un certain nombre de matières déterminées par la loi spéciale et qui doit être adoptée par le pouvoir législatif communautaire ou régional avec une majorité spéciale, comme prévu à l’article 35, § 3, de la loi spéciale sur les réformes institutionnelles du 8 août 1980 [25].
Un cinquième type de normes législatives peut encore être distingué :l'ordonnance, qui est la norme adoptée par le pouvoir législatif de la Région de Bruxelles-Capitale (soit le Parlement et le Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale). Ces ordonnances constituent un cas particulier dans la hiérarchie des normes. Le législateur spécial a en effet choisi de ne pas adopter un régime uniforme pour les trois régions.[26] La Région wallonne et la Région flamande ont reçu le pouvoir de régler les matières régionales par voie de décrets.[27] Ceux-ci ont force de loi, comme les décrets communautaires. Il n’en va pas de même pour la Région de Bruxelles-Capitale, qui agit par voie d’ordonnances.[28] Si l’ordonnance a un statut comparable au décret, elle en diffère cependant sur certains points essentiels. Contrairement aux décrets, certaines ordonnances sont susceptibles de suspension par le Gouvernement fédéral. Il s’agit des ordonnances adoptées en matière d’urbanisme, d’aménagement du territoire, de routes et de transports.[29] En outre, la loi spéciale crée un contrôle juridictionnel limité de l’ordonnance qui porte sur la conformité de celle-ci à la Constitution et à la loi spéciale du 12 janvier 1989 elle-même.[30] Ces deux restrictions tendent à rapprocher le régime de l’ordonnance de celui de la norme réglementaire, plus que de celui de la norme législative.
La nature de l’ordonnance a longtemps suscité la controverse. Mais la Constitution ne prévoit-elle pas elle-même que la hiérarchie des normes ne peut se résumer à la distinction loi/règlement ? Son article 134 laisse expressément au législateur spécial le soin de déterminer la valeur juridique des normes régionales, pouvant aller jusqu’à leur conférer force de loi. La porte est ainsi ouverte aux statuts intermédiaires, dont celui de l’ordonnance fait sans aucun doute partie.[31]
Les normes de rang législatif doivent respecter la Constitution. Ce respect n'est cependant pas contrôlé par le juge judiciaire. Il fait l'objet d'un contrôle spécifique exercé par la Cour constitutionnelle.[32]
§ 3. Les normes administratives
La catégorie des normes administratives est particulièrement vaste. Il s'agit d'une part des actes « de nature règlementaire », ayant une portée générale et abstraite et, d'autre part d'actes à portée particulière, pris en exécution d'une loi ou d'un règlement. [33] Ces actes peuvent également émaner d'un grand nombre d'autorités différentes. Il peut s'agir du pouvoir exécutif fédéral, des gouvernements des communautés et des régions ou encore de collectivités décentralisées comme les communes et les provinces, voire d'organismes d'intérêt public.[34]
Les normes administratives ne jouissent pas de la même force que les normes législatives. Non seulement les normes administratives doivent respecter les lois, mais encore doivent-elles mentionner de quelle disposition légale elles tirent leur validité. Leur conformité à la loi est en outre contrôlée par le juge judiciaire[35] et par le Conseil d'État.
Section 2: Équipollence des normes et exclusivité des compétences
L'ordre juridique belge est constitué d'une grande variété de normes. Si la hiérarchie existant entre normes constitutionnelles, législatives et administratives est relativement claire, cette classification traditionnelle laisse un aspect important dans l'ombre : quel rapport hiérarchique entretiennent entre elles les normes de même catégorie mais émanant d'autorités différentes ? Comment se situent respectivement les lois et les décrets dans la hiérarchie des normes ? Quelle place accorder à une norme administrative fédérale (comme un arrêté royal) par rapport à une norme administrative régionale (comme un arrêté du Gouvernement flamand ou wallon) ? Pour trancher cette question, le fédéralisme belge repose sur deux principes étroitement liés : le principe d'équipollence des normes (§ 1er) et le principe d'exclusivité des compétences (§ 2).
§ 1er. Le principe d'équipollence des normes
Le principe d'équipollence des normes découle à la fois de la Constitution et des lois spéciales.
Les articles 125 à 130 de la Constitution disposent expressément que les décrets des communautés ont « force de loi » dans les matières qui leur sont attribuées.
L'article 134 de la Constitution laisse quant à lui au législateur spécial le soin de définir la force juridique des règles régionales, lui permettant d'habiliter les régions à agir par décrets ayant force de loi. Comme il a été dit plus haut, le législateur spécial a fait usage de cette faculté pour les régions wallonne et flamande.[36] Il a préféré doter la Région de Bruxelles-Capitale d'une norme sui generis, l'ordonnance. Mais même si l'ordonnance ne se voit pas conférer explicitement force de loi, elle peut, comme le décret, modifier les lois existantes dans son domaine de compétence.[37]
La loi, le décret et, dans une large mesure, l'ordonnance, ont valeur égale. Les décrets et les ordonnances sont, dans leur sphère de compétence, habilités à modifier les lois préexistantes. Les éventuels conflits entre eux ne peuvent être tranchés au moyen d'un système de hiérarchie des normes appliqué par un juge, ni au moyen d'un mécanisme de tutelle exercé par une autorité sur une autre. De tels conflits ne peuvent être tranchés que par la Cour constitutionnelle à l'aune de la répartition des compétences (et, depuis la sixième réforme de l'État à l'aune de la loyauté fédérale).[38]
§ 2. Le principe d'exclusivité des compétences
Le principe d'exclusivité des compétences est celui selon lequel « l'attribution d'une compétence à une entité a pour effet de rendre les autres entités incompétentes dans la matière concernée ».[39] Dès que le législateur spécial attribue une compétence aux communautés ou aux régions, celles-ci deviennent les seules compétentes pour régler la matière, à l'exclusion de l'autorité fédérale. Si une matière est attribuée à l'autorité fédérale, que ce soit de manière expresse ou par le silence du législateur spécial, celle-ci est la seule compétente, à l'exclusion des communautés et des régions. Il n'existe pas, en droit belge, de compétence partagée ou concurrente, dans laquelle plusieurs législateurs seraient compétents en même temps.[40] Selon le système belge de répartition des compétences, pour toute situation de fait, il n'y a en principe qu'un seul législateur matériellement et territorialement compétent.[41] Un conflit entre deux normes est donc nécessairement un conflit de compétence.[42]
Ce système de compétences exclusives est une condition du principe d'équipollence des normes. Si plusieurs législateurs étaient amenés à intervenir dans la même matière, il faudrait inévitablement savoir qu'elle norme doit primer l'autre en cas d'incompatibilité. Le partage des compétences sous forme de sphères exclusives permet d'éviter cet écueil et de garantir l'égalité entre les différents législateurs.[43] Cette technique de répartition n'est cependant pas sans inconvénients.
§ 3. Les inconvénients
A. La définition détaillée des compétences
Le principe d'exclusivité nécessite un partage des compétences extrêmement minutieux.[44] Les articles 4 à 16ter de la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980, qui établissent les compétences respectives des communautés et des régions, sont une énumération de principes, d'exceptions et de sous-exceptions d'une complexité peu commune. La récente crise du coronavirus a montré à l'envi combien il est difficile, dans une matière comme la santé publique, de déterminer avec certitude qui est compétent pour quoi, tant le partage des compétences relève autant de la dentellerie que de l'œuvre législative.
L'idée selon laquelle chaque situation de fait ne peut relever de la compétence que d'un législateur et d'un seul, est cependant largement une fiction. Dans la réalité, les domaines de l'action politique ne sont pas aussi cloisonnés que le droit belge le voudrait. De nombreuses situations de fait peuvent être abordées sous plusieurs angles, relevant chacun de la compétence d'un législateur différent. De nombreuses normes juridiques ne peuvent être rattachées à un domaine unique d'action politique. La rigidité du principe d'exclusivité des compétences s'accorde mal avec cette réalité. Lors de la sixième réforme de l'État, la compétence du bien-être animal a ainsi été transférée aux régions,[45] alors que la compétence de la santé animale est restée de la compétence fédérale.[46] En pratique, distinguer dans la législation sur les animaux ce qui relève de leur bien-être et ce qui relève de leur santé est toutefois un exercice périlleux, susceptible de causer nombre de conflits de compétence.
B. La multiplicité des accords de coopération
La complexité du partage des compétences, cumulée à l'obligation de déterminer pour chacune d'elle l'unique législateur compétent, entrave l'action de tous. Tous les législateurs buttent à un moment ou un autre contre les limites de leur compétence. Dans un État fédéral, ce n'est pas chose anormale. Mais en Belgique, pour chaque domaine de compétences attribué à un niveau de pouvoir, la multiplicité des exceptions et sous-exceptions fait de la rédaction claire et cohérente d'une loi, d'un décret ou d'une ordonnance un exercice difficile, et l'élaboration d'une politique cohérente une mission quasiment impossible. L'exercice de nombreuses compétences exige la conclusion d'accords de coopération devant recueillir l'accord unanime des différentes autorités concernées. La conclusion de ces accords est longue et laborieuse et conduit parfois les différents niveaux de pouvoir à mener des politiques similaires en pratique.
La revendication souvent entendue d'attribuer aux différents niveaux de pouvoir des paquets plus homogènes de compétences ne constitue pas une réponse adéquate à ce problème. D'une part, il faut remarquer que cette revendication vise le plus souvent à attribuer aux collectivités fédérées plus de compétences que celles dont elles disposent déjà. L'homogénéisation proposée est généralement un transferts à sens unique aux détriment de l'autorité fédérale et, donc, de la cohérence de l'ensemble de la construction institutionnelle. D'autre part, la notion-même de « compétences homogènes » est une illusion. Il est certainement possible de clarifier ci et là le partage de certaines compétences en gommant certaines exceptions superflues. Mais tout transfert de nouvelles compétences, dans un sens ou dans l'autre, homogénéisera certains domaines tout en en démantelant d'autres. À titre d'exemple, rappelons que pour confier aux communautés une compétence plus homogène en matière de politique de la famille, la sixième réforme de l'État leur a confié la compétence des allocations familiales. La conséquence directe de ce transfert est le démembrement de la compétence de la sécurité sociale, jusque-là entièrement fédérale et désormais éclatée entre l'autorité fédérale, les trois communautés et la Commission communautaire commune.
C. L'assimilation du conflit de normes et du conflit de compétence
Le principe d'exclusivité des compétences implique que si deux normes sont en conflit, c'est forcément que l'un des auteurs a excédé sa compétence, empiétant ainsi sur celle de l'autre. Le seul moyen de trancher un tel conflit est le recours en annulation devant la Cour constitutionelle (pour les normes législatives) ou devant le Conseil d'État (pour les normes de rang règlementaire). L'annulation de la norme excédant la compétence de son auteur vaut erga omnes et est définitive. Elle vaut erga omnes en ce qu'elle disparaît de l'ordre juridique, même pour les situations dans lesquelles elle n'entrait pas en conflit avec une autre norme. Elle est définitive en ce que les effets de l'annulation perdurent même après l'abrgation ou la modification de la norme avec laquelle elle entrait en conflit. Tant le moyen mis en oeuvre pour résoudre le conflit de normes que les effets de la procédure nous semblent disproportionnés. Un régime plus souple pourrait être trouvé, permettant au juge d'écarter l'une des deux normes en conflit dans la seule mesure nécessaire pour la résolution de celui-ci (voir infra).
§ 4. Les remèdes actuels
La rigidité des principes d'équipollence des normes et d'exclusivité des compétences a contraint la jurisprudence à faire preuve de créativité afin de rendre un peu de fluidité à l'exercice par les différents niveaux de pouvoirs de leurs compétences respectives.
La Cour constitutionnelle a ainsi développé une théorie de la qualification multiple (A), alors que le Conseil d'État a récemment jeté les bases d'une théorie de l'exercice efficace et adéquat des compétences fédérales (B).
A. La théorie de la qualification multiple
La théorie des compétences exclusives s'est révélée de plus en plus difficile à appliquer en pratique, au fil des transferts successifs de compétences de l'autorité fédérale vers les collectivités fédérées et des lots d'exceptions dont ils sont assortis. La Cour constitutionnelle tente d'offrir une réponse à cette difficulté par ce que l'on peut appeler la « théorie de la qualification multiple ». Selon celle-ci, le contenu d'une même norme peut relever de plusieurs domaines de compétences différents (par exemple : le statut des journalistes de la radio et de la télévision peut relever à la fois de la compétence de l'autorité fédérale, compétente pour le statut des journalistes, et de celle des communautés, compétentes pour les médias audio-visuels).[47] La théorie de la qualification multiple peut prendre deux formes : la technique de l'élément prépondérant et celle du double aspect.
La technique de l'élément prépondérant a été explicitée dans un arrêt du 2 juin 2000:
La répartition des compétences entre l’État fédéral et les communautés repose sur un système de compétences exclusives, ce qui implique que chaque situation juridique ne peut, en principe, être régie que par un seul législateur. Si une réglementation, comme en l'espèce, touche à plusieurs attributions de compétences, il appartient à la Cour de déterminer où se situe le centre de gravité de la relation juridique réglée.[48]
Cette technique doit permettre de rattacher une matière à la sphère de compétence d'un législateur unique malgré le fait qu'elle concerne également de domaine de compétence d'un ou plusieurs autres législateurs. Si cette technique permet de sauver en apparence le principe d'exclusivité des compétences, elle n'est cependant pas sans inconvénient. En effet, il est en pratique difficile de déterminer l'élément prépondérant en fonction de critères objectifs. En pratique, la technique de l'élément prépondérant conduit surtout la Cour constitutionnelle à attribuer la compétence d'une norme au législateur qui est le premier dont la compétence est contestée devant elle[49].
La technique du double aspect consiste quant à elle à considérer que plusieurs législateurs peuvent adopter des normes analogues sur base de compétences différentes, sans pour autant que l'un ou l'autre n'excède ses compétences. Il s'agit de ce que la Cour constitutionnelle appelle « het parallel uitoefenen van exclusieve bevoegdheden ».[50] Cette technique consiste à considérer que, selon le point de vue, une même matière peut relever d'un domaine de compétence ou d'un autre. Il ne faut donc plus rechercher qu'elle autorité est exclusivement compétente pour régler une matière, mais considérer que plusieurs autorités sont compétentes pour régler la même matière en restant dans leur domaine respectif de compétences. La Cour constitutionnelle et le Conseil d'État ont notamment utilisé cette technique en matière d'autorisations d'exportation de matériaux nucléaires, d'assurance-dépendance ou de titres-services pour l'accueil de la petite enfance.[51] Elle ne peut cependant s'appliquer que dans les matières où l'application de deux normes distinctes à la même situation ne peut conduire à un conflit entre les normes : il faut que ces dernières soient applicables de manière cumulative.[52]
B. La théorie de l'exercice efficace et adéquat des compétences fédérales
Plus récemment, le Conseil d'État semble avoir posé les bases d'une théorie de la primauté naturelle de la norme fédérale. Saisi d'une demande d'avis relative à l'avant-projet de loi relative aux mesures de police administrative lors d'une situation d'urgence épidémique, il a dû analyser la répartition complexe des compétences en matière de santé publique. Après avoir rappelé les compétences respectives de l'autorité fédérale et des communautés, il a également examiné la problématique de l'articulation des différentes normes entre elles. Appliquant d'abord la technique de l'élément prépondérant, il estime que l'autorité fédérale, « Op grond van haar ruime bevoegdheid inzake sanitaire politie, civiele bescherming en de civiele veiligheid », peut prendre des mesures ayant une incidence significative sur les domaines politiques dévolus aux communautés, pour autant que l'aspect le plus important de celles-ci puisse être réputé concerner la police sanitaire, la protection civile ou la sécurité civile.[53] Le Conseil d'État pose cependant trois conditions à la prise de telles mesures : l'autorité fédérale doit agir dans le respect du principe de proportionnalité, elle doit organiser une concertation préalable avec les autres autorités concernées et elle doit se limiter strictement à l'exercice de ses compétences propres en matière sanitaire, sans prendre de mesures qui consisteraient à exercer à leur place les compétences des communautés.[54]
Le Conseil d'État va cependant plus loin que cette application élaborée mais somme toute classique de la technique de l'élément prépondérant. Il justifie cette faculté de l'autorité fédérale d'intervenir indirectement mais significativement dans les domaines de compétence des communautés par « de aard en de inzet van de federale bevoegdheden », à savoir la protection et la survie de l'ensemble de la population. Selon le Conseil d'État, l'exercice efficace de cette compétence serait menacé si l'autorité fédérale devait s'abstenir de toute mesure ayant une incidence significative dans les domaines de compétence des autres niveaux de pouvoir.[55] La portée exacte de cette affirmation est cependant encore incertaine : trouve-t-elle aussi à s'appliquer en dehors du contexte de wet van 14 augustus 2021 betreffende de maatregelen van bestuurlijke politie tijdens een epidemische noodsituatie ? La rédaction de l'avis du Conseil d'État laisse planer le doute à ce sujet.[56] On peut espérer que l'avis du 7 avril 2021 jette les bases d'une jurisprudence prometteuse ; il est cependant trop tôt pour l'affirmer.
Deuxième partie: La primauté du droit fédéral
Plusieurs États fédéraux ont adopté un système plus souple de répartition des compétences que celui en vigueur en Belgique. Sans mettre en doute l'autonomie législative des collectivités fédérées, ils disposent d'un mécanisme permettant de trancher les conflits de normes sans recourir à la procédure radicale du recours en annulation pour excès de compétence : c'est le principe de primauté du droit fédéral. Deux exemples retiennent particulièrement l'attention : la République fédérale d'Allemagne et la Confédération helvétique.[57]
Chapitre premier: La République fédérale d'Allemagne
Section première: Le contexte constitutionnel
Le caractère fédéral de la république allemande est proclamé par l'article 20.1 de la Loi fondamentale : « La République fédérale d’Allemagne est un État fédéral démocratique et social ».[58] Dans son contenu, cette disposition n'est toutefois guère innovante, puisque, exception faite de la période nazie (suivie de la période communiste de la République démocratique d'Allemagne), la tradition fédéraliste de l'Allemagne remonte loin dans l'histoire, au moins à 1871 et à la fondation de l'Empire allemand.[59]
Le partage des compétences entre l'autorité fédérale et les Länder est sensiblement différent de celui en vigueur en Belgique : d'une part, la compétence résiduaire ne revient pas à l'autorité fédérale, mais aux Länder (§ 1er). D'autre part, les compétences ne sont pas réparties de manière exclusive entre la première et les seconds (§ 2).
§ 1er. La compétence résiduaire
Selon l'article 30 de la Loi fondamentale [60], les Länder sont compétents pour légiférer dans tout matière que la même Loi fondamentale n'attribue pas à la fédération. Ce principe est répété à l'article 70.1 en ce qui concerne spécifiquement l'action législative.
L'attribution de la compétence résiduaire aux autorités régionales ne concerne pas seulement les mesures législatives : elle concerne aussi la compétence d'exécuter les lois fédérales. En Belgique, le principe d'exclusivité des compétences se double d'un principe de verticalité, selon lequel la législation adoptée par un niveau de pouvoir doit être exécutée par le pouvoir exécutif du même niveau de pouvoir. En Allemagne, la législation fédérale est en principe exécutée par le pouvoir exécutif des Länder,[61] éventuellement sous contrôle du gouvernement fédéral.[62] L'autorité fédérale n'exécute les lois fédérales qu'au moyen d'une administration propre que dans les cas expressément prévus par la Loi fondamentale.[63]
§ 2. La méthode de répartition des compétences attribuées
Les compétences respectives de la fédération et des Länder sont partagées selon une classification bipartite : les compétences exclusives de la fédération et les compétences concurrentes de la fédération (et des Länder).
Les compétences exclusives de la fédération sont énumérées à l'article 73 de la Loi fondamentale. Dans ces matières, les Länder ne peuvent en principe pas légiférer, sauf et dans la mesure où une loi fédérale les y autorise.[64]
Les compétences concurrentes de la fédération constituent la seconde catégorie de compétences dans lesquelles le législateur fédéral peut être amené à agir. Il s'agit des domaines dans lesquels la compétence du législateur fédéral n'exclut pas l'intervention des législateurs régionaux. Dans les matières concurrentes, les législateurs régionaux sont compétents, mais seulement dans la mesure où le législateur fédéral n'est pas encore intervenu. La législation des Länder peut compléter la législation fédérale tout en se conformant à celle-ci. Cette catégorie de compétences – en principe absente du droit belge – comporte un nombre important de domaines, dont certains aussi importants que le droit civil et le droit pénal,[65] le droit économique[66] ou le droit du travail.[67] Dans toutes ces matières, il est possible au législateur fédéral de fournir un cadre normatif que les législateurs régionaux peuvent compléter selon leurs besoins ou choix politiques propres.
Section 2: Le principe de primauté du droit fédéral en Allemagne
Le libellé de l'article 31 de la Loi fondamentale est fameux. Il rassemble en quelques mots toute une conception du fédéralisme : Bundesrecht bricht Landesrecht.[68] La manière lapidaire avec laquelle le principe de primauté du droit fédéral est énoncé ne lui donne cependant pas une portée absolue : l'article 31 doit être lu à la lumière de l'ensemble du droit constitutionnel allemand et notamment de la répartition des compétences.
La répartition des compétences opérée par les articles 70 à 74 de la Loi fondamentale fait en sorte que le recours au principe de primauté du droit fédéral ne s'impose que dans un nombre limité de cas. La primauté du droit fédéral ne vaut en effet qu'entre deux normes également valides. Il faut donc pour cela que le législateur fédéral soit intervenu dans une matière dont la compétence lui est expressément attribuée par la Loi fondamentale, de manière exclusive ou concurrente. Si le législateur intervient dans une matière pour laquelle il n'est pas compétent (en matière scolaire, par exemple), la loi est inconstitutionnelle et le principe de primauté du droit fédéral ne s'applique pas. En pratique, le principe Bundesrecht bricht Landesrecht ne trouve à s'appliquer que dans la sphère des compétences concurrentes, qui est la seule ou un conflit peut surgir entre deux normes également valides.[69] Dans les autres domaines de compétence, un conflit de loi suppose obligatoirement qu'au moins un législateur ait excédé sa compétence et ait dont adopté une loi inconstitutionnelle.[70] La doctrine distingue ainsi le conflit de normes, qui oppose deux normes valides, au conflit de compétence, qui oppose deux législateurs dont l'un empiète sur la compétence l'autre.
Le principe de primauté du droit fédéral allemand sur celui des Länder est intimement lié à la manière dont la Loi fondamentale répartit les compétences. D'abord, l'attribution aux Länder de la compétence résiduaire garantit une large autonomie aux collectivités fédérées, dans la mesure où toute nouvelle question appelant une intervention du législateur est de leur ressort tant que la Loi fondamentale n'a pas été modifiée dans un sens contraire. Ensuite et surtout, la primauté du droit fédéral est justifiée par le fait que de nombreuses matières font l'objet de compétences concurrentes entre la fédération et les Länder. C'est in fine pour ces seules matières que le principe Bundesrecht bricht Landesrecht trouve à s'appliquer.
Chapitre II: La Confédération helvétique
Section première: Le contexte constitutionnel
Il est nécessaire, pour comprendre le système institutionnel suisse, de garder à l'esprit que la Confédération helvétique est le fruit d'un processus centripète : les cantons préexistent à la Confédération. Ils se sont d'abord unis dans diverses formes d'alliances de type confédéral, avant l'adoption de la première constitution fédérale le 12 septembre 1848. Depuis cette date, la Suisse est un État fédéral, la dénomination « Confédération helvétique » ne subsistant qu'à titre de continuité historique. La Constitution du 12 septembre 1848 a été remplacée par celle du 29 mai 1874, modifiée de nombreuses fois jusqu'à son remplacement par une version coordonnée le 18 avril 1999.[71]
Le caractère fédéral de l'État est garanti dès l'article 1er de la constitution fédérale actuelle, qui définit la Confédération comme constituée du peuple suisse, d'une part, et des cantons exhaustivement énumérés, d'autre part. Comme pour la République fédérale d'Allemagne, il convient d'examiner la répartition des compétences en Suisse sous l'angle de la distinction entre compétences attribuées et compétence résiduaire (§ 1er) et sous l'angle du mode de partage des compétences attribuée (§ 2).
§ 1er. La compétence résiduaire
La compétence résiduaire est attribué, en des termes particulièrement daté, aux cantons : « Les cantons sont souverains en tant que leur souveraineté n'est pas limitée par la Constitution fédérale et exercent tous les droits qui ne sont pas délégués à la Confédération ».[72] Cette disposition, directement reprise des constitutions de 1848 et de 1874, exprime à ce titre la volonté de continuité qui est celle du Constituant de 1999. L'utilisation de la notion de souveraineté doit être bien comprise. Dans le contexte actuel, il n'est pas question d'attribuer aux cantons une quelconque souveraineté au sens du droit international : celle-ci appartient à la Confédération helvétique en tant qu'État. La souveraineté des cantons rappelle en revanche que la Confédération existe par la volonté de cantons qui lui préexistent, et non l'inverse.
Si la notion de souveraineté des cantons conserve un sens actuellement, c'est précisément dans le domaine du partage des compétences. Proclamer les cantons souverains, c'est surtout reconnaître que toutes les compétences imaginables sont en principe entre leurs mains, et qu'ils ne peuvent en être privés que par l'attribution de celles-ci à la Confédération par la Constitution fédérale.[73]
§ 2. Le partage des compétences attribuées
Toute compétence de la Confédération doit trouver sa source dans la Constitution fédérale. Celle-ci contient en conséquence un grand nombre d'articles (de 54 à 135) consacrés à l'attribution de compétences à la Confédération. Alors que la Loi fondamentale allemande énumère en deux articles les compétences fédérales regroupées par catégorie (voir supra), la Constitution fédérale suisse procède au cas par cas. Chaque compétence attribuée à la Confédération procède d'une disposition spécifique qui en définit également les modalités d'exercice (ces modalités étant elles-mêmes le reflet des compromis politiques parfois laborieux entre partis politiques dans les cantons et au sein de la Confédération).
C'est la doctrine qui a tenté de systématiser les compétences fédérales en les regroupant en quatre grandes catégories : les compétences exclusives, concurrente limitées aux principes, concurrentes non limitées, et parallèles. Les compétences exclusives sont celles dans lesquelles les cantons n'exercent plus aucune compétence (l'armée, par exemple[74]). Les compétences concurrentes limitées aux principes sont celles dans lesquelles la Constitution confie à la Confédération le soin de fixer les grands principes, et aux cantons celui de fixer les détails (l'aménagement du territoire, la chasse et la pêche, par exemple[75]). Les compétences concurrentes non limitées sont celles dans lesquelles les cantons sont compétents tant que la Confédération n'a pas légiféré. Une fois que la Confédération légifère, elle peut cependant le faire jusque dans les détails et ne laisser aucune autonomie aux cantons (le droit du travail, par exemple[76]). Enfin, les compétences parallèles sont celles dont l'exercice par la Confédération n'empêche pas qu'elles soient exercées parallèlement par les cantons, sans que ceux-ci soient limités à des législations de détail (les bourses d'études et l'encouragement de la recherche scientifique, par exemple[77]).[78]
Section 3: Le principe de primauté du droit fédéral en Suisse
§ 1er. Le principe
Le principe de primauté du droit fédéral est énoncé à l'article 49 de la Constitution fédérale : « Le droit fédéral prime le droit cantonal qui lui est contraire ». Cette disposition doit être lue en combinaison avec plusieurs autres dispositions constitutionnelles. Il convient d'abord de rappeler l'article 3, qui pose le principe de compétence des cantons, et qui pose ainsi un contrepoint à la primauté du droit fédéral. Il faut aussi examiner dans chaque domaine d'intervention de la Confédération jusqu'où s'étend sa compétence et quelle part d'autonomie est réservée aux cantons. À ce propos, l'article 47 impose également à la Confédération de respecter l'autonomie des cantons dans l'exercice de toutes ses compétences, notamment en leur laissant suffisamment de tâches propres et de moyens financier pour s'en acquitter.
À l'instar de la situation qui prévaut en Allemagne, le principe de primauté du droit fédéral ne trouve à s'appliquer que dans les domaines où la compétence de la Confédération et celle cantons ne s'excluent pas mutuellement. Dans le domaine des compétences dites « concurrentes », une législation cantonale même valide doit céder devant le droit fédéral qui lui serait contraire. À titre d'exemple, en matière de sécurité routière, l'adoption d'une législation fédérale complète a pour conséquence d'évincer les législations cantonales préexistantes qui lui seraient contraires.[79] En revanche, si la Constitution fédérale attribue une compétence aux cantons, c'est le droit cantonal qui doit en principe primer, puisque le conflit de normes résulte d'un excès de compétence de la Confédération.[80]
À l'instar de la doctrine allemande, la doctrine suisse distingue donc le conflit de compétence du conflit de normes. Le conflit de compétence oppose deux normes dont au moins l'une dépasse la sphère de compétence de son auteur ; le conflit de normes oppose deux normes également valides. Dans la mise en œuvre de cette distinction, le droit suisse présente une intéressante particularité. Le conflit de compétence est tranché par un recours en annulation de la norme attaquée devant le Tribunal fédéral. En cas d'annulation, la norme contestée disparaît ainsi définitivement de l'ordre juridique. Le conflit de normes, en revanche, se solde par la seule non-application de la norme fédérée dans la mesure où celle-ci en contraire à la norme fédérale. La norme contestée n'est pas appliquée dans le cas d'espèce, mais continue à exister dans l'ordre juridique. Son application est seulement suspendue. Elle reste en vigueur pour les cas dans lesquels elle n'entre pas en conflit avec le droit fédéral, et reprend toute sa force en cas d'abrogation ou de modification de la norme fédérale contraire.[81]
§ 2. L'exception : la force dérogatoire de la loi fédérale
Le principe de primauté du droit fédéral souffre d'une importante exception, figurant à l'article 190 de la Constitution fédérale : la force dérogatoire de la loi fédérale. Cette disposition, en imposant au Tribunal fédéral et aux autres autorités d'appliquer les lois fédérales (et le droit international), crée une distinction entre deux types de normes fédérales : les normes législatives et les normes administratives. En ce qui concerne les normes législatives, le principe de primauté du droit fédéral est renforcé par le caractère dérogatoire de la loi fédérale : une loi fédérale, même contraire aux règles constitutionnelles répartitrices de compétence, est immunisée contre une annulation par le Tribunal fédéral (qui pourra la critiquer, mais pas l'annuler). Cette immunité ne vaut cependant pas pour les règles administratives, telles que les ordonnances du Conseil fédéral.[82]
Troisième partie : L'introduction de la primauté du droit fédéral en Belgique
L'introduction dans le système constitutionnel belge a déjà été suggéré dans de nombreux débats politiques ou académiques. Dans la présente partie sont résumés les avantages poursuivis par une telle réforme (I), ainsi que les objections soulevées contre cette idée (II). Si l'introduction d'une hiérarchie des normes emporte certainement l'adhésion, la portée ne doit pas être surestimée et il convient d'en reconnaître les limite (III).
Chapitre premier: Les objectifs
Les multiples inconvénients du système de compétences exclusives et d'équipollence des normes en vigueur en Belgique sont connus (voir supra). Les améliorations visées par les partisans de l'introduction d'un principe de primauté du droit fédéral constituent donc une liste en creux de ces inconvénients.
Section première: La simplification du partage des compétences
Comme il a été montré plus haut, les principes d'exclusivité des compétences et d'équipollence des normes imposent un partage minutieux et complexe des compétences. Accorder la primauté au droit fédéral permettrait de simplifier ce partage et d'attribuer aux différents niveaux de pouvoir des paquets plus homogènes de compétences.
Dans le système actuel, la complexité du partage des compétences est en grande partie le reflet des compromis politiques sous-jacents. Telle compétence est attribuée aux communautés ou aux régions à la demande de tel parti politique, à la condition posée par tel autre parti que tel aspect de la matière resterait de la compétence fédérale. Reconnaître une primauté au droit fédéral permettrait d'emprunter aux systèmes allemand et suisse la technique des compétences concurrente : confier une compétence aux communautés ou aux régions, dans la limite où le législateur fédéral ne l'a pas encore réglée. Une telle technique permettrait d'attribuer des blocs moins morcelés de compétences aux collectivités fédérées, puisqu'une telle attribution n'aurait pas nécessairement pour effet d'interdire au législateur fédéral d'intervenir dans la même matière.[83] Paradoxalement, ce renforcement de l'autorité fédérale bénéficierait aussi à l'autonomie des communautés et des régions.
Section 2: La diminution du nombre d'accords de coopération
Le recours aux accords de coopération est nécessaire afin de mener des politiques cohérentes entre différents niveaux de pouvoirs. Les inconvénients de cette technique ont cependant été décrits plus haut : lenteur du le processus de conclusion, rigidité, manque de transparence démocratique. L'introduction d'un principe de hiérarchie des normes ne supprimerait pas le recours aux accords de coopération (notamment les accords de coopération entre régions et communautés) mais permettrait d'en limiter le nombre (notamment ceux auxquels l'autorité fédérale est partie).
Section 3: La distinction entre conflit de normes et conflit de compétence
Le principe d'exclusivité des compétences conduit à assimiler les notions de conflit de normes et de conflit de compétence. Sortir de ce système d'exclusivité pour embrasser un système de plus souple permettant des compétences concurrentes permettrait également de distinguer un conflit de normes d'un conflit de compétences et d'accorder à chacun un traitement approprié. Alors que le conflit de compétence serait toujours tranché par la Cour constitutionnelle sur recours en annulation, le conflit opposant deux normes valides pourrait se solder par une simple non-application de la norme fédérée, à l'instar de ce que prévoit la Constitution fédérale suisse.
Chapitre II: Les objections
Les principales objections opposées à l'introduction d'une hiérarchie des normes dans le fédéralisme belge sont, d'une part, la préservation de l'autonomie des collectivités fédérées et, d'autre part, le déséquilibre qu'il y aurait à accorder à la même autorité la primauté et la compétence résiduaire.
Section première: La reprise par l'autorité fédérale des compétences des collectivités fédérées
La première crainte exprimée est celle de voir l'autorité fédérale, forte de la primauté de sa législation, intervenir dans les domaines de compétence des communautés et des régions, voire de réduire leur autonomie à la portion congrue. Cette objection ne peut être retenue.
Premièrement, pour que l'on puisse parler de primauté du droit fédéral, il faut que l'autorité fédérale agisse dans le cadre de ses compétences. Si elle dépasse ses compétences, il ne peut y avoir de primauté de la norme concernée : il s'agit d'un excès de compétence qui doit être sanctionné par la Cour constitutionnelle ou par le Conseil d'État selon le cas.
Deuxièmement, la primauté du droit fédéral ne peut s'exercer que dans les matières où la répartition des compétences le permet (par exemple en mettant en place des compétences concurrentes ou une compétence fédérale limitée aux principes). Or, ce partage des compétences est défini par loi spéciale, soit une loi adoptée à la majorité des deux tiers et à la majorité de chaque groupe linguistique à la Chambre des représentants et au Sénat. La composition actuelle du Sénat, soit essentiellement des représentants des communautés et des régions, permet à celles-ci de veiller à leurs intérêts lors de l'adoption d'une telle loi spéciale.
Troisièmement, ce n'est que dans la mesure ou la norme fédérée serait incompatible avec la norme fédérale qu'elle devrait être écartée. Pour tous les autres cas de figure, la norme fédérée resterait en vigueur. Ce serait par exemple le cas si les champs d'application des normes en conflit ne sont pas parfaitement identiques, ou si la norme fédérale venait à être abrogée. Si l'inspiration est trouvée dans le système helvétique, la norme fédérée ne serait pas annulée en cas d'incompatibilité avec une norme fédérale, mais son application serait seulement suspendue dans la mesure nécessaire pour résoudre l'incompatibilité.
Le principe de primauté du droit fédéral n'est donc pas de nature à mettre en danger l'autonomie des collectivités fédérées. Il doit seulement permettre à l'autorité fédérale d'exercer ses compétences de manière adéquate et efficace dans toutes les régions du pays.
Section 2: Le cumul de la primauté et de la compétence résiduaire
La seconde objection soulevée contre l'introduction d'une hiérarchie des normes est le déséquilibre que celle-ci ferait naître entre l'autorité fédérale, d'une part, et les collectivités fédérées, d'autre part. Il est vrai que dans la plupart des États fédéraux, la compétence résiduaire n'appartient pas à l'autorité fédérale, mais aux collectivités fédérées. La primauté du droit fédéral ne trouve donc à s'appliquer que dans le domaine relativement bien circonscrit des compétences fédérales. En Belgique, l'autorité fédérale dispose en revanche de la compétence résiduaire, qui lui donne en théorie des compétences potentiellement indéfiniment croissantes. D'aucuns posent donc en condition de l'introduction d'une hiérarchie des normes l'activation de l'article 35 de la Constitution par l'adoption de la liste limitative des compétences fédérales. Cette proposition ne peut cependant être suivie.
Premièrement, la liste limitative des matières fédérales prévue à l'article 35 de la Constitution doit être établie par une loi spéciale, soit selon la même procédure que celle prévue actuellement pour les matières communautaires et régionales. Définir une telle liste se heurtera aux mêmes difficultés politiques : s'accorder sur une liste de matières susceptible de recueillir l'accord d'une majorité des deux tiers de la Chambre des représentants et du Sénat, ainsi qu'une majorité dans chaque groupe linguistique. Trouver un tel compromis prendra du temps et débouchera sans doute sur un partage aussi complexe des compétences que celui actuellement en vigueur.
Deuxièmement, l'article 35 de la Constitution ne précise pas à quelles collectivités fédérées est transférée la compétence résiduaire une fois adoptée la liste des compétences fédérales. S'agit-il des communautés ou des régions ? Trancher cette question ouvrira un nouveau débat entre Flamands et Francophones d'abord, entre Wallons et Bruxellois ensuite. Dans sa rédaction actuelle, l'article 35 est donc difficilement activable, et certainement pas à court ou moyen terme.
Troisièmement, la présente proposition vise clairement à renforcer la cohésion fédérale. Après six réformes de l'État qui ont presque exclusivement transféré ses compétences vers les collectivités fédérées, le Pacte pour la Belgique vise de manière assumée à renforcer la cohérence de l'ensemble institutionnel belge. Cela suppose de donner à l'autorité fédérale les moyens d'exercer ces compétences de manière efficace. Même en introduisant une hiérarchie des normes au bénéfice de l'autorité fédérale, les collectivités fédérées disposeraient encore de nombreux moyens pour préserver leur autonomie : représentation au Sénat, procédure en conflit d'intérêts, parité linguistique du Conseil des ministres et sonnette d'alarme en sont quelques exemples.
Chapitre III: Les limites
L'introduction d'une hiérarchie entre les normes fédérales et fédérées comporterait des avantages qui suffisent à justifier une telle réforme. Il ne faut cependant pas croire que cette innovation pourrait, à elle seule, résoudre tous les blocages auxquels les institutions belges sont confrontées. L'honnêteté impose de reconnaître les limites de la portée d'une telle réforme.
Section première: Les conflits entre normes fédérées
Accorder la primauté aux normes fédérale peut résoudre une partie des conflits de normes dus au partage complexe de compétence au sein de la fédération : les conflits entre une norme fédérale et une norme communautaire ou régionale. La spécificité du fédéralisme belge de comporter plusieurs types de collectivités fédérées disposant de compétences territoriale en partie identiques peut également générer des conflits entre normes fédérées, particulièrement en Région bruxelloise où interviennent de nombreux législateurs : la Région de Bruxelles-Capitale, les Communautés française et flamande, mais aussi les Commissions communautaires française et commune.[84] Établir une hiérarchie entre normes fédérales et fédérées ne permettrait pas de résoudre de tels conflits de normes.
Section 2: Les blocages politiques entre collectivités fédérées
Les conflits de normes ne doivent pas être confondus avec les désaccords politiques. Alors que les premiers sont des conflits de nature juridique susceptibles d'être tranchés au terme d'une procédure juridictionnelle (devant la Cour constitutionnelle ou le Conseil d'État), les seconds ne peuvent être résolus que par la négociation.
Contrairement à ce qui est parfois entendu, l'existence d'une hiérarchie en normes fédérales et fédérées ne permet pas de répondre aux désaccords politiques persistants entre collectivités fédérées. Pour cela, il faudrait également doter l'autorité fédérale d'un pouvoir de substitution lui permettant d'agir en lieu et place des collectivités fédérées lorsque celles-ci sont incapables d'aboutir à un accord. Un tel pouvoir de substitution permet déjà à l'autorité fédérale de se substituer à la collectivité fédérée qui serait en défaut de respecter un traité international conclu par elle, engageant ainsi la responsabilité internationale du Royaume.[85] Ce pouvoir de substitution pourrait utilement être étendu à d'autres cas, notamment ceux où le désaccord persistant entre collectivités fédérées empêche la Belgique d'exercer son droit de vote au sein des institutions européennes. Il dépasse cependant le cadre de la présente contribution.
Conclusion
L'absence de hiérarchie entre les normes fédérales et fédérées constitue une anomalie du fédéralisme belge. À cette anomalie, il pourrait être remédié en insérant une disposition assez simple dans la Constitution : « La loi prime le décret et la règle visée à l'article 134 ». Si l'on veut s'assurer que cette disposition ne permet pas à l'autorité fédérale d'empiéter librement sur les compétences communautaires et régionales, la disposition pourrait être formulée comme suit : « Sauf excès de compétence, la loi prime le décret et la règle visée à l'article 134 ».
Une telle disposition, directement inspirée des constitutions suisse et allemande, présenterait plusieurs avantages.
Premièrement, cette disposition permettrait à l'autorité fédérale d'agir plus efficacement dans sa sphère de compétence, sans que des compétences soient retirées aux collectivités fédérées. Un conflit de normes n'impliquerait plus nécessairement que l'une des deux normes doive être annulée. Elle pourrait simplement être écartée dans la seule mesure nécessaire à l'application de la norme fédérale.
Deuxièmement, cette disposition ouvrirait de nouvelles perspectives en matière de répartition des compétences. Elle permettrait au législateur spécial de partager les compétences de manière plus souple entre l'autorité fédérale et les autorités fédérées, en établissant des domaines de compétence concurrente ou de compétence fédérale limitée aux principes. Paradoxalement, accorder la primauté au droit fédéral lèverait certaines réticences à accorder des compétences aux collectivités fédérées. Certaines matières pourraient ainsi être transférées aux collectivités fédérées tout en préservant pour l'autorité fédérale la compétence de fixer un cadre législatif commun à tous.
Troisièmement, de ce partage plus souple des compétences pourrait découler une moindre nécessité de recourir aux accords de coopération, dont la lourdeur et le manque de transparence démocratique n'est plus à démontrer.
Consacrer dans le fédéralisme belge le principe de primauté du droit fédéral n'est pas de nature à résoudre tous les problèmes de coordination entre les différents niveaux de pouvoir du Royaume. Il s'agirait cependant d'un important pas dans la bonne direction.
[1] E. Arcq, V. de Coorebyter et C. Istasse, Fédéralisme et confédéralisme, 2012 , p. 13 ; C. Behrendt, Introduction à la théorie générale de l'État – Manuel, 2020, p. 378 ; G. Burdeau, Traité de science politique, t. II, 1949, p. 316-317 ; R. Ergec, « Les aspects juridiques du fédéralisme », in Le fédéralisme. Approches politique, économique et juridique, Centre d'études du fédéralisme, 1994, p. 38.
[2] La décentralisation territoriale s'oppose la décentralisation fonctionnelle, qui consiste à déléguer certaines activités de l'État à des institutions spécialisées dotées d'une personnalité juridique distincte de celui-ci. C'est par exemple le cas en Belgique des entreprises publiques autonomes (C. Behrendt, op. cit., p. 387-388).
[3] E. Arcq, V. de Coorebyter et C. Istasse, op. cit., 2012 , p. 13-15 ; C. Behrendt, op. cit., 2020, p. 387-2388; G. Burdeau, op. cit., p. 331-343 ; R. Ergec, loc. cit., p. 38-39 ; J. Vande Lanotte, Belgisch Publiekrecht, 2015, p. 1313-1315.
[4] Const., art. 162.
[5] Const., art. 159.
[6] E. Arcq, V. de Coorebyter et C. Istasse, op. cit., 2012 , p. 21 ; A. Alen, Poging tot een juridische begripsomschrijving van unitarisme, centralisatie, deconcentratie, decentralisatie, regionalisme, federalisme en confederatie, 1975, p. 60-61 ; G. Burdeau, op. cit., p. 399-400 ; J. Vande Lanotte, op. cit., p. 219-220.
[7] F. Delpérée et M. Verdussen, « L'égalité, mesure du fédéralisme », RBDC, 2004, p. 289-303.
[8] Const., art. 127, §2, 128, §2, 129, §2, 130, §2 (voy. ég. Art. 134, §2) ;
[9] A. Alen, op. cit., 1975, p. 61-63 ; G. Burdeau, op. cit., p. 399; J. Vande Lanotte, op. cit., p. 220-221.
[10] Const., art. 67.
[11] Const., art. 4, al. 3.
[12] Const., art. 99.
[13] Const., art. 54.
[14] C. Behrendt, op. cit., p. 192.
[15] Cette présentation sommaire fait fi de la place spécifique du droit international, trop complexe pour être traitée ici.
[16] On distingue classiquement le constituant originaire (soit le pouvoir qui donne à un ordre juridique sa constitution, généralement en faisant table rase des ordres juridiques préexistant) du constituant dérivé (soit celui qui est est habilité à modifier une constitution existante en vertu des dispositions de cette constitution elle-même) (C. Behrendt, op. cit., p. 168-169).
[17] C. Behrendt, op. cit., p. 202 ; Y. Lejeune, Droit constitutionnel belge, 2017, p. 76-80 ; J. Vande Lanotte, op. cit., p. 75-77. Comp. H. Dumont et M. El Berhoumi, Droit constitutionnel, 2021, p. 189.
[18] Y. Lejeune, op. cit., p. 77.
[19] C. Behrendt, op. cit., p. 203 ; H. Dumont et M. El Berhoumi, op. cit., 2021, p. 187-188 ; J. Vande Lanotte, op. cit., p. 75-77.
[20] C. Behrendt, op. cit., p. 194 ; J. Vande Lanotte, op. cit., p. 108.
[21] C. Behrendt, op.cit., p. 235-236. En droit belge, les lois fixant le contingent de l'armée ou accordant des naturalisations peuvent ainsi être considérées comme des lois formelles.
[22] C. Behrendt, op. cit., p. 195.
[23] J. Vande Lanotte, op. cit., p. 74.
[24] Y. Lejeune, op. cit., p. 82.
[25] Y. Lejeune, op. cit., p. 112-114 ; J. Vande Lanotte, op. cit., p. 109-110.
[26] L'art. 134, Const. n'impose pas au législateur spécial d'habiliter les régions à exercer leurs compétences par voie de décret ayant force de loi (contrairement à ce que les art. 125 à 130 prévoient pour les communautés). Le législateur spécial a choisi d'habiliter les régions wallonne et flamande à promulger des décrets, mais a prévu un régime distinct pour la Région de Bruxelles-Capitale (J. Vanpraet, « De algemene beginselen van de bevoegdheidsverdeling », in B. Seutin et G. van Haegendoren (eds), De transversale bevoegdheden in het federale België, 2017, p. 28).
[27] Loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980, art. 19 et 20.
[28] Loi spéciale du 12 janvier 1989 relative aux institutions bruxelloises, art. 4, 6 et 7.
[29] Loi spéciale du 12 janvier 1989 relative aux institutions bruxelloises, art. 45.
[30] Loi spéciale du 12 janvier 1989 relative aux institutions bruxelloises, art. 9.
[31] K. Rimanque, « Intervention », in La Région de Bruxelles-Capitale, 1989, p. 208.
[32] Const., art. 142.
[33] J. Vande Lanotte, op. cit., p. 128.
[34] Y. Lejeune, op. cit., p. 120-135 ; J. Vande Lanotte, op. cit., p. 128-149.
[35] Const., art. 159.
[36] L. spéc. de réformes instituionnelles du 8 août 1980, art. 19, § 2.
[37] L. spéc. du 12 janvier 1989 relative aux institutions bruxelloises, art. 7.
[38] C. Behrendt, Principes de droit constitutionnel belge, 2019, p. 386 ; F. Périn et A. Pluymen, « Primauté du droit fédéral : 'Bundesrecht bricht Landesrecht'. Une controverse belge ? », JT, 1983, p. 17-21 ; G. Rosoux, « Les principes de répartition des compétences dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle », APT, 2018, p. 396.
[39] C. Behrendt, Principes de droit constitutionnel belge, op. cit., p. 383.
[40] Il existe de rares exceptions à ce principe, comme le financement de la recherche scientifique (L. spéc. de réformes institutionnelles du 8 août 1980, art. 6Bis) ou la fiscalité (Const., art. 170, § 2) (M. Uyttendaele, Trente leçons de droit constitutionnel, 2011, p. 786-788.
[41] C. Behrendt, Principes de droit constitutionnel belge, op. cit., p. 383 ; G. Rosoux, loc. cit., p. 386 ; J. Vanpraet, « Het dogma van de exclusieve bevoegdheden gerelativeerd : de meervoudige bevoegdheidskwalificatie in het federale België », in P. Popelier e.a. (éds), België, quo vadis ? Waarheen na de zesde staatshervorming ?, 2012, p. 209 ; G. Rosoux, « Les principes de répartition des compéténces dans la jurisprudence de la Cour constitutionnelle », APT, 2018, p. 386-387.
[42] M.-F. Rigaux et B. Renauld, La Cour constitutionnelle, Bruxelles, Bruylant, 2009, p. 69, cité dans A. Heraut et A.S. Renson, « I. Les principes généraux. I.1. Fédéralisme et exclusivité des compétences », in C. Romainville et M. Verdussen (éds), Les grands arrêts sur le partage des compétences dans l'État fédéral, 2019, p. 24.
[43] G. Rosoux, loc. cit., p. 396.
[44] F. Périn et A. Pluymen, loc. cit., p. 19.
[45] L. spéc. de réformes institutionnelles du 8 août 1980, art. 6, § 1er, XI, inséré par la l. spéc. du 6 janvier 2014.
[46] L. spéc. de réformes institutionnelles du 8 août 1980, art. 6, § 1er, V, al. 2.
[47] J. Vanpraet, loc. cit., p. 214.
[48] C.C., 2 juin 200, n° 76/2000, B.4.1., cité par J. Vanpraet, loc. cit., p. 214-215.
[49] J. Vanpraet, loc. cit., p. 216.
[50] C.C., 7 mai 1992, n° 34/92 ; C.C., 21 juin 2000, n° 76/2000, B.3.2. ; C.C. 16 novembre 2005, n° 164/2005, B.3.2.. C.C., 21 mars 2007, n° 48/2007, B.3.3., cités par J. Vanpraet, op. cit., p. 2016.
[51] J. Vanpraet, loc. cit., p. 217.
[52] Ibid., p. 223.
[53] C.E., avis n° 68.936 AG/AV du 7 avril 2021, 32.
[54]C.E., avis n° 68.936 AG/AV du 7 avril 2021, 33 à 35.
[55] C.E., avis n° 68.936 AG/AV du 7 avril 2021, 37.
[56] Le texte de l'avis fait explicitement référence à la problématique sanitaire visée par l'avant-projet de loi soumis au Conseil d'État. Il s'insère cependant dans une rubrique intitulée «Verhouding van de federale bevoegdheden tot de overige deelstatelijke bevoegdheden in het algemeen ». Cette rubrique est elle-même suivie d'une autre, intitulée « Verhouding van federale bevoegdheden tot de deelstatelijke bevoegdheden inzake sanitaire maatregelen ». En plaçant dans sa rubrique générale une phrase se référant explicitement au contexte sanitaire, le Conseil d'État n'aide pas à la compréhension de son avis (voy. ég. M. El Berhoumi, C. Rizcallah, F. Belleflamme, J. Clarenne, V. Davio, R. Delforge, L. De Man, L. Losseau, C. Nennen, F. Tulkens, M. Umbach et N. Vander Putten, « Le Conseil d'état et l'avant-projet de loi « pandémie » : expiation du passé ou balises pour l'avenir ? », AP, 2021/4, p. 633-677).
[57] D'autres cas mériteraient d'être également examinés. L'espace imparti impose cependant de limiter le propos aux deux fédérations où le principe de primauté du droit fédéral est le plus explicite.
[58] L. fond. du 23 mai 1949, art. 20.1, : « Die Bundesrepublik Deutschland ist ein demokratischer und sozialer Bundesstaat » (traduction française de C. Autexier, M. Fromont, C. Grewe et O. Jouajan, consultable sur http://www.bundestag.de).
[59] H. Maurer, Staatsrecht I. Grundlagen, Verfassungsorgane, Staatsfunktionen, 2007, p. 288-289 ; E. Stein, Staatsrecht, 2007, p. 110-11.
[60] Loi fondamentale du 23 mai 1949, art. 30 : « L’exercice des pouvoirs étatiques et l’accomplissement des missions de l’État relèvent des Länder, à moins que la présente Loi fondamentale n’en dispose autrement ou n’autorise une règle différente (traduction française, op. cit.). . Ce principe général est repris à l'art. 71.1 en ce qui concerne spécifiquement l'action législative et à l'article 83 en ce qui concerne les mesures d'exécution des lois .
[61] Loi fondamentale du 23 mai 1949, art. 83.
[62] Loi fondamentale du 23 mai 1949, art. 84.
[63] Loi fondamentale du 23 mai 1949, art. 87 à 90.
[64] Loi fondamentale du 23 mai 1949, art. 20.2.
[65] Loi fondamentale du 23 mai 1949, art. 74, § 1, 1.
[66] Loi fondamentale du 23 mais 1949, art. 74, § 1, 11.
[67] Loi fondamentale du 23 mai 1949, art. 74, § 1, 12.
[68] Loi fondamentale du 23 mai 1949, art. 31 : « Le droit fédéral prime le droit de Land » (traduction française, op. cit.).
[69] P. Badura, Staatsrecht. Systematische Erlaüterung des Grundgesetzes für die Bundesrepublik Deutschland, 2018, p. 732 ; J. Ipsen, Staatsrecht I. Staatsorganisationsrecht, 2020, p. 202-203 ;
[70] Il faut également signaler que la Loi fondamentale comporte un régime spécifique pour les constitutions des Länder ainsi que pour les dispositions de celles-ci relatives au droits fondamentaux (P. Badura, op. cit., p. 733 ; H. Maurer, op. cit., p. 296-300).
[71] J.F. Aubert, Petite histoire constitutionnelle de la Suisse, 1977, p. 27-29 ; P. Lauvaux, Les grandes démocraties contemporaines, 2004, p. 402-403.
[72] Constitution fédérale du 18 avril 1999, art. 3.
[73] J.F. Aubert et P. Mahon, Petit commentaire de la Constitution fédérale de la Confédération suisse du 18 avril 1999, 2003, p. 29 à 31.
[74] Constitution fédérale du 18 avril 1999, art. 58.
[75] Constitution fédérale du 18 avril 1999, art. 79.
[76] Constitution fédérale du 18 avril 1999, art. 110.
[77] Constitution fédérale du 18 avril 1999, art. 64 et 66.
[78] P. Lauvaux, op. cit., p. 405-407.
[79] J.F. Aubert et P. Mahon, op. cit., p. 421.
[80] G. Malinverni, M. Hottelier, M.H. Randall et A. Flückiger, Droit constitutionnel suisse. Vol. I. L'État, 2021, p. 408 ; R. Baumann, « Bricht Bundesrecht kantonales Recht ? », ZBI, 117/2016, p. 643.
[81] R. Baumann, loc. cit., p. 652.
[82] G. Malinverni, M. Hottelier, M.H. Randall et A. Flückiger, op. cit., p. 409-410 ; Selon R. Baumann et P. Lauvaux, cette immunité trouve son origine dans l'approbation par référendum dont font l'objet les lois fédérales et qui empêcherait une juridiction de substituer son opinion à celle du peuple (P. Lauvaux, op. cit., p. 409-410 ; R. Baumann, loc. cit., p. 650).
[83] On peut reprendre l'exemple cité plus haut de l'attribution du bien-être animal aux régions et de la santé animale et de la sécurité de la chaîne alimentaire à l'autorité fédérale. La reconnaissance de la primauté du droit fédéral aurait permis d'attribuer aux régions toute la compétence du bien-être animal, y compris la santé animale. La compétence fédérale de la sécurité alimentaire aurait permis au législateur fédéral de prendre des mesures éventuellement contraires aux normes régionales qui auraient primé ces dernières dans le seul cadre de la sécurité alimentaire
[84] Dans le cadre de la crise du coronavirus, il aurait été imaginable que la Communauté française, la Communauté flamande et la Commission communautaire commune donnent chacune dans leur sphère de compétence une portée différente et incompatible à l'obligation du Covid Safe Ticket (M. El Berhoumi, C. Rizcallah, F. Belleflamme, J. Clarenne, V. Davio, R. Delforge, L. De Man, L. Losseau, C. Nennen, F. Tulkens, M. Umbach et N. Vander Putten, loc. cit., p. 648).
[85] Loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980, art. 16, § 3.